Mary-Audrey Ramirez : Créatures d'un monde digitale

18 juil. 2024
Mary-Audrey Ramirez : Créatures d'un monde digitale

© Mary-Audrey Ramirez
Article en Français
Auteur: Loïc Millot
Photo : Devil, Candy Candy Candy © Mary-Audrey Ramirez

Vivant à Berlin et représentée par la galerie Martinetz (Cologne), Mary-Audrey Ramirez travaille notamment au moyen de l’intelligence artificielle, confectionnant des créatures monstrueuses. Elle a fait dernièrement l’objet d’une exposition au Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain, en coproduction avec la Kunsthalle Giessen (Forced Amnesia, 3 février – 5 mai 2024), dont certaines pièces réalisées à cette occasion seront dévoilées à Cologne à la fin du mois d’août. Retour sur son travail.

Quand avez-vous commencé à vous intéresser à l’intelligence artificielle et quel en fut pour vous le déclic ?

Mon compagnon, lui-même artiste, travaillait depuis longtemps avec l’intelligence artificielle. Puis j’ai eu la chance d’intégrer une résidence à New York dans le cadre du prix Edward Steichen, en 2019. Mon travail est généralement très ancré dans la matérialité, dans un espace qui est tout sauf digital. Il se trouve que je cherchais justement une voie d’accès au digital, et quand, en septembre 2022, Stable Diffusion a fait son apparition, mon petit ami a vraiment insisté pour que je m’y essaie, me disant que je pourrais y trouver des choses intéressantes, et c’est ainsi que je m’y suis mise. Je ne travaille qu’avec Stable Diffusion, soit avec des technologies de text-to-image [à base de prompts]. J’essayais de décrire mon travail à l’intelligence artificielle, toutefois celle-ci échouait complètement à le représenter tel qu’il est, mais ce sont précisément ces échecs qui m’ont intéressée, cette façon dont l’intelligence artificielle déjouait mes attentes… Alors, j’ai commencé à m’intéresser à la manière dont cette intelligence artificielle a été entraînée, à partir de quelles images, de façon à pouvoir trouver les bons prompts, ce qui était très difficile, car je ne suis jamais à l’aise pour décrire mon travail (rires). Mais à force de tâtonner, il en résulte toutefois une collaboration avec la machine qui me satisfait beaucoup.

Mary-Audrey Ramirez © Neven Allgeier
Mary-Audrey Ramirez © Neven Allgeier

Est-ce que, pour imaginer les prompts que vous fournissez à l’intelligence artificielle, vous vous appuyez sur des esquisses préparatoires ? Y a-t-il d’ailleurs un moment dans le processus de création des matériaux dessinés par vos soins ?

Je commence en effet par des « esquisses » : non pas sur papier, mais via des prompts, soit des esquisses digitales qui correspondent à une idée que j’ai, à ce que j’imagine, avant d’enchainer ensuite avec des va-et-vient entre la machine et moi. Je perçois cela vraiment comme une forme de collaboration à part entière, les esquisses progressant ainsi ; pour le jeu vidéo que j’ai créé pour l’exposition au Casino Luxembourg, j’ai essayé via des prompts de concevoir une atmosphère, un lieu, des créatures en 3D. Pour ces dernières, j’ai dû réfléchir à leur anatomie. 

Pouvez-vous expliciter le choix des différents supports (impressions, sculptures, jeux vidéo, etc.) dans lesquels vos créatures sont matérialisées ?

J’ai besoin d’une forme de fluidité dans mon univers : les images générées avec Stable Diffusion, je les ai imprimées sur du satin en raison de sa brillance qui pouvait évoquer celle d’un écran, mais dans une forme non digitale. Je travaille beaucoup avec le tissu, dont j’apprécie les qualités haptiques, qui sont plus humaines et chaleureuses que celles d’un écran, aux qualités froides, plates, sans relief. Quant aux œuvres en 3D, elles répondent aussi à un désir de liberté, car il s’agit en quelque sorte d’émanciper des créatures tridimensionnelles qui évoluent dans l’espace virtuel d’un jeu vidéo, pour les relâcher ensuite dans notre réalité. Elles sont imprimées en sable, c’est-à-dire un matériau tellurique, avec beaucoup de grain, qui évoque souvent des souvenirs chez chacun. Là encore, il s’agit de susciter chez le spectateur le désir de les toucher. C’est certainement un processus un peu fou ! (rires)

Y a-t-il des sources d’inspiration extérieures à l’art contemporain sur lesquelles vous vous appuyez, comme le cinéma de David Cronenberg, par exemple ?

Je ne m’inspire pas de beaucoup d’artistes contemporains, car je considère que faire de l’art à propos de l’art est une des pires choses que l’on peut faire. C’est pourquoi mon inspiration vient principalement de ma pratique des jeux vidéo : j’adore tout particulièrement Shadow of the Colossus de Fumito Ueda, The Last Guardian, qui étaient très surprenants pour l’univers du jeu, déroutants, car déjouant sans cesse le schéma de l’action/réaction. J’aime également beaucoup The Journey, et tant d’autres… Ce ne sont pas des jeux extrêmement contemporains, car j’ai le sentiment que l’univers des jeux stagne depuis quelques années, ce qui ne me surprend pas tellement. Le cinéaste David Lynch serait peut-être une influence, avec son mystère, son calme, sa façon de nous surprendre, mais je ne peux pas me référer à un film de lui en particulier. C’est davantage une atmosphère générale qui m’affecte qu’un film en particulier.

Owly and Proci in Corrdior, Forced Amnesia © Mary-Audrey Ramirez
Owly and Porci in Corrdior, Forced Amnesia © Mary-Audrey Ramirez

Pouvez-vous revenir sur l’exposition organisée au Casino Luxembourg — Forum d’art contemporain : comment a-t-elle été conçue et êtes-vous satisfaite du résultat ?

Je suis en effet très satisfaite et heureuse du résultat, que j’ai réalisé de nouvelles créatures. Je suis vraiment mauvaise pour parler de mon travail (rires). Je suis intéressée par des formes de coexistence, d’acceptation entre différentes créatures. Mes créatures ont une apparence extraterrestre, comme si elles provenaient de temps futurs très lointains ; il est très important, pour moi, qu’on ne sache pas, face à elles, à quoi on a affaire exactement, si ce sont des créatures inoffensives ou hostiles, mâles ou femelles. Les créatures que je réalise sont fluides et complexes : elles déjouent les attendus, nos catégories, nos manières de classer les gens, les êtres, les animaux, les visages, dans des étiquettes bien déterminées, à la Disney qui sait si bien guider nos lectures des personnages, voire même les sexualiser. En tant qu’enfant, j’étais déjà très déroutée par cela. C’est pourquoi je cherche à créer des êtres qui ne sont pas destinés à être interprétés, mais voués à simplement exister, et c’est très bien ainsi, à engendrer des entités, des formes de vie fluides avant tout. Il s’agit d’échapper à un monde où tout est supposé signifier quelque chose, où tout est associé à un sens qui nous rattrape toujours, comme s’il n’y a plus de place pour l’inconnu : face à une plante que vous ne savez pas identifier, il est toujours possible de la prendre en photo et de la soumettre à une application de reconnaissance… Je cherche à ménager des espaces par-delà les significations. Une sorte de tabula rasa qui renouerait avec une forme d’innocence enfantine, qui n’est pas encore modelée par les jugements et catégories de la société. Il s’agit d’oublier un moment toutes nos projections. Le jeu vidéo qui est montré au Casino Luxembourg a un rythme relativement lent, ce qui contraste avec l’économie générale des jeux vidéo, où l’on s’attend toujours à ce qu’il se passe quelque chose, on souhaite toujours des interactions avec ce qu’on rencontre ; dans mon jeu, les créatures que l’on rencontre ont parfois simplement vocation à exister, on peut simplement les suivre, être curieux vis-à-vis d’elles, sans nouer d’autres relations. C’est, selon moi, une forme de résistance à la distraction généralisée de nos vies. 

Pouvez-vous nous parler de vos projets futurs ou des prochaines expositions dont vous ferez l’objet à l’avenir ?

Je travaille sur deux projets pour l’Allemagne, des projets d’art public, deux sculptures en l’occurrence, et je vais candidater à des fonds pour poursuivre mon exploration des jeux vidéo. Ma prochaine exposition aura lieu à Cologne, avec la galerie Martinetz qui m’accompagne ; on y verra notamment certaines des œuvres présentées au Luxembourg.


Références :

- Catalogue de l’exposition édité par le Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain : Mary-Audrey Ramirez, Forced Amnesia, 2024, sous la direction de Nadia Ismail et Kevin Muhlen.

- Mary-Audrey Ramirez, exposition Companions, DC Open 2024, Cologne (Allemagne), du 30 août au 1er septembre 2024.